Souffrances au travail

Quand parler de souffrances au travail ?

Les formes prises par les souffrances au travail évoluent de concert avec les formes prises par l’organisation de la production. Par souffrances au travail, nous entendons ce qui porte atteinte à l’intégrité physique et à la santé mentale des salariés. Cette symptomatologie est de mieux en mieux repérée : stress, mal-être, troubles psychologiques, épuisement, dépressions, anxiétés, acédie, hyperactivité, troubles musculo-squelettiques, etc.

Mais dès que l’on parle, de façon générique, de souffrance au travail, se pose le problème de savoir ce qui la produit, et la précision au travail suggère que ce dont elle serait la conséquence, serait en lien, et peut-être, exclusivement en lien, avec le travail. Mais sur quelles bases circonscrire le champ de l’imputation causale à la sphère du travail ? N’a-t-on pas dit que la sociologie pensait l’homme dans la pluralité des liens qui le lient à la société ?

Notre approche vise à éviter deux pièges, le réductionnisme et le psychologisme. Notre effort pour refuser le réductionnisme évoqué ci-dessous nous conduit à considérer que la recherche d’éléments causatifs qui pourraient déboucher sur des souffrances au travail n’a en soi a priori pas de limites spatiales ni temporelles assignables. Les effets de causes extérieures à la sphère du travail voyagent et peuvent devenir à leur tour les causes d’autres effets qui se manifesteront, ou pas, au travail, et inversement. Second piège, le psychologisme, qui désigne une forme particulière d’analyse et d’interprétation qui, pourtant soucieuse de comprendre l’individu, le désinsère du monde dans lequel il vit. L’effet de cette dissociation est redoutable : les raisons invoquées pour expliquer ce qui peut advenir à un individu se trouvent alors contenues et enfermées en lui. À ce titre, il est à noter que le succès remporté par la notion de harcèlement n’est pas étranger à l’importance prise par le psychologisme chez les professionnels (à l’intérieur et à l’extérieur de l’entreprise). La recherche qui vise à comprendre ce qui pourrait produire des souffrances au travail et ambitionne d’en atténuer les effets, doit donc tenir compte de ces deux écueils.

Pourtant, une fois évités ces deux pièges, la question de savoir ce qui peut être à l’origine de souffrances au travail n’est pas résolue pour autant, en tout cas, pas systématiquement. On a ainsi tôt fait de retomber dans une pensée dite linéaire, mécanique et univoque, qui bute lorsqu’elle est confrontée à la nécessité d’expliquer pourquoi, face à une même situation de travail, un individu souffre et l’autre pas. Il est temps de substituer aux arbres des causes emprunts de cette linéarité, une pensée d’un autre ordre. Ainsi, la compréhension de ce qui peut produire des souffrances au travail doit-elle intégrer dans ses raisonnements et manières de penser, les notions de causalités circulaires, de rétroactivité et de récursivité.

Sur cette scène qu’est le monde du travail se joue la représentation que chacun se fait de son identité. Si les termes de reconnaissance, de respect, d’éthique, de sens, de sentiment de sa propre valeur et de celle de son travail peuvent, dès lors qu’ils sont malmenés, être à l’origine de souffrances polymorphes, c’est bien parce que ceux qui s’engagent dans et au travail ne le réduisent pas à une source de profit monétaire. L’importance prise par ces souffrances liées au travail est en quelque sorte le revers, néfaste, de l’importance qu’on peut personnellement lui accorder et que la société lui accorde.