Lien social

Qu’est ce que le lien social en l’entreprise ?

La notion de lien social renvoie à ce qui lie les individus à l’intérieur d’un même espace. Cette définition simpliste ne permet pourtant pas de comprendre ce que peut avoir d’épineux cette notion. Si l’on parie sur le fait qu’un lien social étroit et consistant unissant les membres d’une entreprise soit susceptible d’éviter les luttes intestines et de favoriser l’investissement au travail, il convient alors de se demander ce qui peut contribuer à en favoriser l’émergence ou, à l’inverse, venir l’entraver. C’est là que le problème se corse.

Plus les entreprises croissent en taille et en effectif, plus la culture d’entreprise censée apporter un ciment à ses membres s’impose de façon univoque. Cette imposition à sens unique peut-elle s’appeler culture ? Détient-elle le pouvoir de souder les individus qui travaillent au sein d’une même entreprise ? Est-elle à même de fortifier le lien social ?

La culture d’entreprise potentiellement porteuse d’unité et de cohésion ne se décrète pas ! Et les préconisations qui vont dans ce sens passent à côté du réel. Faire comme si on pouvait l’insuffler par décret revient à avancer dans le même temps que l’on considère pour négligeables les spécificités individuelles ou, mais cela revient au même, que l’on demande implicitement aux individus de nier une partie d’eux-mêmes.

La culture se créée en commun. Et c’est là, fort de cette évidence, que des problèmes plus cruciaux commencent pour qui accepte de regarder cette vérité en face. Le monde interne à l’entreprise et celui plus global du travail sont structurés par une injonction paradoxale lourde de conséquence pour la cohésion du lien social, la coexistence de la coopération, versus la concurrence, et celle de la solidarité, versus la compétition, les unes et les autres étant tour à tour souhaitées et encouragées. Ces couples aussi complémentaires que batailleurs innervent le monde de la production et celui des échanges, ils introduisent des injonctions paradoxales qui font système.

Ce système paradoxant participe de la production du lien social, il l’innerve. Les séminaires d’entreprise, les colloques et autres grand-messes visant à unifier leurs membres dans un projet commun ne peuvent faire l’économie d’une réflexion sur les conséquences que peut avoir ce système paradoxant sur le lien social.

Rappelons qu’un des effets de ce type d’injonction est de faire vaciller les individus, de les fragiliser, et parfois même de les rendre fous. Dans ce type de système, quelles que soient les valeurs que l’on défende individuellement, à tous les coups on perd en gagnant et on gagne en perdant. Que l’on préfère, d’un point de vue des représentations, des valeurs et de la morale, porter l’accent sur la valorisation individuelle (à travers des primes, par exemple), on délaisse alors, on néglige même, l’autre discours, qui vante, lui, les mérites du collectif, de la coopération et de la solidarité, et il en va de même pour celui qui, soucieux de faire prévaloir le collectif et la coopération, se verrait alors conduit à négliger les mérites individuels. L’individu ne peut se satisfaire de sa réponse. Dans tous les cas, il risque de trahir ses idéaux, en portant atteinte, par exemple à son sens de la justice et de l’équité. Comment, sans ces conditions, le lien social pourrait-il ne pas être porteur de souffrances ?

L’entreprise est une unité fragile, et la recherche de cohérence un exercice périlleux. Là où l’individualisation de la relation salariale gagne du terrain, là où se généralisent les effets pervers de ce type de système, envisager de souder par décret les membres d’une entreprise relève plus d’un acte de foi que d’une ambition rationnelle. Croire que la gestion des conflits signe leur résolution, refuser d’admettre que la coexistence des intérêts et des points de vue n’est pas un mal en soi mais seulement une évidence consubstantielle à l’action d’hommes unis par le travail, risque de déboucher sur des obstacles redoutables aux effets inverses à ceux recherchés. Mais ces écueils et difficultés ne sont pas des impasses. Pour qui prétend faire marcher ensemble une communauté d’hommes, ne pas les voir risque pourtant d’y conduire.